Extrait n°2

Kurst était attablé à la Vodagarazun, sa chope d’étain était presque vide. Il y avait toujours de l’ambiance dans l’auberge bien tenue de Brunehaut. En cette fin d’après-midi, le monde commençait à affluer et le comptoir circulaire de bois clair commençait à fourmiller d’activité. La grande cheminée de cuivre ronflait déjà. Shagelda y disposait de petites volailles des marais à rôtir sur les nombreuses broches. Les rires sonores emplissaient régulièrement la grande salle d’auberge et montaient jusqu’à la grande mezzanine qui donnait vers les chambres. Une soirée bien au chaud, à l’abri des froides nuits de cette deuxième partie d’octobre, se préparait. Kurst finit sa chope. Ça faisait un moment qu’il attendait. Laeta ne devrait plus tarder, ils avaient rendez-vous ici. Il désirait la voir, bien entendu, mais il y avait aussi une autre affaire : c’était ce soir que les Ailgarthas devaient rencontrer le fameux Bélédel, leur chef probablement. Le loup du nord y serait peut-être, et avec lui la clef de l’énigme. Il n’y avait probablement jamais eu de loup-garou, pensait Kurst, mais une affreuse mascarade visant à faire fuir les étrangers de la cité. Un « étranger » à prendre au sens large… Aude, une des serveuses de la Voda, passa à la table de Kurst.

  • Je t’en remets une, Kurst ? demanda-t-elle en reprenant la chope vide.

Aude était toute souriante, elle devinait que quelque chose tracassait le garde du guet.

  • Qu’est-ce qui t’arrive, Kurst ? Tu bois seul ?
  • J’attends une amie.
  • Une amie ! Tu as une fiancée, Kurst ?

Aude s’éloigna un grand sourire sur les lèvres, elle avait certainement vu juste. Elle connaissait bien Kurst, il n’en dirait pas plus, surtout si elle avait percé son secret.

Une jeune femme brune à la longue chevelure noire entra dans l’auberge, elle avait un joli visage avec des traits légèrement orientaux, ses yeux notamment, ils étaient légèrement bridés. Kurst reconnut Sheena, la fille de la mère Gaba, elle partit directement au comptoir. Elle marchait avec une grande assurance, elle avait probablement un rendez-vous galant. Son regard croisa celui de Kurst, et s’y arrêta un instant, il avait quelque chose d’étrange. L’iris de Sheena était anormal, ou bien était-ce sa pupille, trop grande ? L’attention de Kurst se porta vite sur le décolleté de la jeune femme et sa chainette d’argent qui cachait un petit pendentif entre ses deux seins. Elle ne reconnut pas le sergent du guet et disparut dans la foule.

Laeta arriva peu après, cherchant du regard son amant dans la salle enfumée. Kurst lui fit signe et elle vint se joindre à lui.

  • Qu’est-ce qui t’est arrivé ? commença-t-il.

Malgré ses efforts sur le maquillage, elle n’avait pas pu faire disparaitre la zébrure qui lui balafrait le visage. Le coup de trique que lui avait infligé Kruk la nuit précédente avait été particulièrement appuyé.

  • Ce n’est rien, Kurst ! C’est mon oncle.
  • Mais il te bat ! Tu es une demoiselle, il ne doit pas !
  • Ce sont des affaires de famille, Kurst, ne t’en mêle pas !

Laeta lui fit un sourire désarmant, il renonça à poursuivre sur ce sujet.

  • Tu es vraiment belle, lui dit Kurst.
  • L’important, c’est que je te plaise à toi, Kurst.

Il n’était pas fait pour résister à ce genre de traits. Il la trouvait magnifique, ses yeux bleus se mariaient à merveille avec sa robe neuve, ses chaussures à talons, son rouge à lèvres et ses ongles vernis la rendaient irrésistible. Comment une fille aussi belle avait-elle pu lui tomber dans les bras ?

Aude déposa deux nouvelles chopes d’étain sur la table, elle était pressée et n’eut pas le temps de bien dévisager Laeta, ce n’était pas l’envie qui lui manquait pourtant.

Laeta et Kurst discutaient depuis un moment lorsque deux grands hommes entrèrent dans l’auberge, on aurait dit deux géants. Ils faisaient environ deux mètres chacun, portaient de longues chevelures blondes, à la mode des Norrings et avaient des yeux clairs. L’un d’eux portait une longue robe pourpre élimée décorée de motifs équestres sous une cape de voyage passablement crottée et mouillée dont il retira la capuche en entrant. L’autre avait une armure de cuir, également décorée de deux chevaux bondissants et un pantalon de daim. De longues épées pendaient à leur coté. Les Norrings vivaient dans les terres au sud d’Escargae, c’étaient de farouches cavaliers, qui n’avaient rien à voir avec les Mingols. On les disait un des premiers peuples nordiques, ils ne s’étaient pas vraiment civilisés et avaient gardé une structure clanique dans leurs nombreux villages, qui faisaient face aux steppes mingoles.

Bélédel et Sindarick allèrent droit au comptoir, échangèrent quelques mots avec Brunehaut puis partirent vers l’aile gauche de la grande auberge où nombre d’alcôves privées avaient été installées.

  • C’est eux ! dit Kurst.

Il avait reconnu les Norrings du premier coup d’œil. Ces dernières années, le sergent Kurst, comme tous les gardes du guet, était devenu un des nombreux piliers de comptoir de la Voda. Les Norrings s’y faisaient rares et ne passaient pas inaperçus. Laeta se leva aussitôt et leur emboita le pas, elle fit un sourire complice à Brunehaut, la séduisante tenancière de l’auberge, ainsi qu’un petit signe de la main désignant les deux hommes blonds. Brunehaut ne comprit pas vraiment, elle supposa que la jeune femme blonde était avec eux. Les deux hommes s’installèrent dans une des alcôves de l’auberge, trois hommes y étaient déjà attablés. Des blonds, également, même s’ils n’avaient pas la taille des deux étrangers. Il n’y avait qu’une table dans cette petite pièce aux murs de planches, isolée du couloir par un rideau de lin bleu. Une tapisserie représentant une scène de chasse couvrait un des pans de murs, un luxe réservé aux invités de marque. Laeta se présenta à eux dès qu’ils furent assis.

  • Je vous amène quelque chose ?
  • Quelques blondes de la Voda, lui répondit l’homme à la robe pourpre, puis tu nous apporteras un plat de truites du lac au loch Lang, la spécialité de Brunehaut.
  • Bien, messeigneurs, et si vous avez besoin de quoi que ce soit, je serai à côté.
  • Très bien, approuva Sindarick.

Laeta passa de l’autre côté du rideau et s’arrêta un instant.

  • Elle risque d’entendre, non ? souleva l’un des hommes.
  • Avec le bruit qu’il y a, ça m’étonnerait ! rétorqua un autre.
  • Il n’y a rien à craindre à la Vodagarazun, c’est un endroit sûr, je connais bien Brunehaut, ça doit être une de ses filles, ce sont des amies.

Aude arriva avec un plateau rempli de chopes d’étain, elle se dirigeait vers l’alcôve des Norrings. Laeta s’interposa, elle avait préparé son charme depuis un moment. Il lui était plus difficile d’ensorceler une jeune femme, c’est pourquoi elle avait répété les incantations magiques et qu’elle les ressassait dans son esprit depuis plusieurs minutes. Il était dans un état élevé prêt à libérer un flux important d’énergie. Il n’était pas question non plus d’embrasser la fille, pas dans ce genre de circonstances, l’enchantement passerait à travers son regard.

  • Je m’occupe de les servir, lui dit-elle en relaxant toute l’énergie magique qu’elle avait accumulée.

Aude se sentit subjuguée par la fille en face d’elle, elle se sentit irrésistiblement attirée par elle. Le désir de l’embrasser s’empara de son esprit. Qu’est-ce qui lui arrivait ? Les femmes, ce n’était vraiment pas son genre. Elle resta hébétée, dans une lutte intérieure, alors que Laeta lui prenait le plateau et ne put que bégayer.

  • Vous êtes avec eux ?
  • Oui, c’est moi qui les servirai, merci, mademoiselle, dit Laeta avec assurance.

Aude repartit rouge de confusion, cette fille lui faisait vraiment de l’effet !

Laeta servit les hommes dans l’alcôve, puis passa dans celle d’à côté, inoccupée. Avec le bruit du couloir, elle n’aurait pas pu épier la conversation, mais en collant son oreille aux planches de bois… Comme elle le soupçonnait, les Norrings avaient dû demander à ce qu’on laisse les alcôves attenantes vides, pour être plus tranquilles. Aude ne revint pas déranger Laeta qui put écouter la réunion à loisir. Elle alla elle-même chercher le plat de truites et quelques pichets de vin qu’on lui remit sans lui poser de questions.

Les discussions allaient bon train entre les conspirateurs. Ils parlaient de guerre contre les mingols, d’armes, d’étrangers et d’espions dans la ville, des succès des jeunesses nordiques et, au bout d’un moment, il fut question du loup du nord. Laeta colla plus encore son oreille sur les planches.

  • Il est devenu complètement incontrôlable ! lança l’un.
  • Guma est vraiment un incapable, nous irons le remettre au pas nous-mêmes ! Qu’il se consacre à sa tâche : tuer des espions mingols. Il n’avait jamais été question de faire régner un climat de terreur sur la ville.
  • Quelque part, ça marche, seigneur Bélédel, nombre de nouvelles recrues rejoignent les camarades, les gens se pensent plus à l’abri parmi nous…
  • J’ai donné des ordres clairs, Skav. Qu’il tue des mingols ou des espions étrangers, je veux bien, mais on ne touche pas aux nains, ni aux elfes ! Ce sont nos alliés. J’irai lui mettre les points sur les « i » moi-même.
  • Où peut-on le trouver ? reprit Sindarick.
  • Il est avec son équipe dans la boutique du taxidermiste, rue du chien pelé. Le prochain coup est pour demain…
  • Nous passerons le voir demain, dans la matinée.

Laeta avait ce qu’elle voulait, elle amena quelques verres de loch Lang aux hommes blonds et leur laissa entendre qu’une autre serveuse s’occuperait d’eux si nécessaire, puis elle rejoignit Kurst.

  • J’ai ce que tu voulais savoir, Kurst, mieux vaut qu’on file d’ici et qu’on ne me voit pas trop avec toi, on ne sait jamais…

Kurst haussa les épaules et quitta l’établissement. Une fois dehors, elle lui raconta ce qu’elle avait entendu.

  • Très bien, lui dit-il, j’en parle au chef, mais à mon avis, on va y aller tout de suite.

Laeta se blottit dans les bras de Kurst.

  • C’est pour toi que je fais tout ça, Kurst, je t’ai à peine vu de la soirée, je viens avec toi.

Kurst ne chercha pas à résister, c’était bien inutile…

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