– Extrait n°5 L’étoile des sables 2 : L’amazone

Les dernières brumes évanescentes venaient de se dissiper. Une lune inquiétante faisait un sourire grotesque et grimaçant aux misérables créatures sur lesquelles elle daignait darder ses rayons. Sa lumière glauque baignait les minarets de Shaïwar. Plus un nuage dans le ciel, plus une trace du tourbillon nébuleux qui couvrait habituellement la cité des morts. En lieu et place, des ténèbres insondables sur lesquelles régnait sans partage un astre verdâtre et maléfique.

Au sommet d’une des plus hautes collines de la cité en entonnoir se dressait une immense pyramide, chef d’œuvre d’architecture du défunt empire Urrien. Des millions de tonnes de pierres avaient été assemblées, des dizaines d’années durant, par une mer d’esclaves qui s’étaient tués à la tâche pour élever ce gigantesque tombeau. Des centaines d’artisans avaient consacré leur vie pour leur roi, à sculpter les façades, à décorer les escaliers et à ciseler les frises. Le bâtiment mortuaire, fruit d’un labeur aussi titanesque que stérile, s’imposait de lui-même au dessus de tours aussi acérées que des dents de dragons, de caveaux laissant filtrer des lueurs malsaines, de tombeaux, de palais mortuaires, de stèles qui couraient le long de ruelles tordues et mouvantes…. Avait-il été le premier de la cité, fondé par les ancêtres des parses ? Avait-il été oublié dans les sables du désert pour se réveiller dans la nuit de Shaïwar, sous le coup de quelque malédiction ? Qui aurait pu le dire ? L’édifice était là, et sa manière d’écraser tout le reste était une évidence. Son pinacle avait été arasé, il était le siège du pouvoir : deux trônes, qui paraissaient minuscules, y avaient été disposés. Au-dessus d’eux, une énorme boule de cuivre couverte d’inscriptions ensorcelées parcourue d’éclairs noirs craquelants, s’élevait dans les airs. Sa masse imposante surplombait la pyramide, irradiant Shaïwar d’une lueur blafarde, sorte de caricature lunaire qui se serait, elle aussi, pliée aux caprices des seigneurs des lieux.

Cette nuit-là, d’innombrables torches aux flammes vertes bordaient ses escaliers. Chacune était tenue par un esclave squelettique revenu, dans une parodie de vie, pour servir encore et encore, inlassablement, le roi mort d’Ur et les nécromanciens. Des dynasties qui avaient gouverné Shaïwar, celle de la caste des sorciers noirs avait surpassé les autres et aujourd’hui Glazom-el-daar, son sultan absolu,  se tenait au sommet le plus élevé de sa ville. Debout devant son trône d’or et d’ivoire, il regardait avec condescendance ses sujets converger vers lui. Les morts, qu’ils aient jadis été grands ou petits, riches ou pauvres, puissants rois ou humbles esclaves, étaient tous sommés de se présenter devant leur maître.

Une forme frêle et chétive se présenta à la porte de Shaïwar. Ses petits pieds nus parcouraient le sable froid sans faire le moindre bruit. Par cette noire nuit de fête, le sultan avait ordonné qu’on ouvre en grand les portes de marbre de Shaïwar. Les deux squelettes, affublés de casques et d’armures antiques avaient reçu l’ordre de rester cachés et de n’interdire le passage qu’à ceux qui voudraient sortir. Ils se gardèrent donc de quitter leur tour de pierre lisse et se contentèrent d’observer l’imprudent qui franchissait l’enceinte de la ville. Lorsqu’il fut entré, celui-ci rabattit le capuchon de sa cape noire sur ses épaules et les traits harmonieux d’une jeune femme à la beauté sans pareil se révélèrent. Son visage, illuminé par ses yeux clairs, était, comme tout le reste de son corps, surligné par une aura blanche et vive. Bien qu’ayant perdu le sel de la vie depuis des lustres et n’étant plus qu’animé par la haine, un des soldats squelettiques ne put résister à la tentation d’en savoir plus. Il en avait vu des mortels pénétrer ici : des voleurs, des bandits, des pilleurs de tombes, des magiciens. Par dizaines, en groupes armés, ou en équipes furtives, toujours animés de la même folie, croyant pouvoir leurrer les morts et pouvoir s’en retourner en emportant leurs richesses… Jamais il n’avait vu une jeune femme seule, entrer sans armes, révélée aux yeux de tous, dans ce qui était connu pour être une antichambre des enfers. N’y tenant plus, il quitta son poste et vint à sa rencontre.

– Qui es-tu, toi qui te présentes à ma porte ? tonna-t-il.

– Je viens porter un présent au sultan et à la sultane. Ne dit-on pas, à travers tous les royaumes qu’ils vont célébrer leur mariage ?

Décontenancé, le squelette sembla acquiescer.

– Un présent ? Et quel présent ?

La jeune femme se contenta de lui présenter son panier. Elle retira le tissu humide qui le recouvrait, dévoilant un bouquet de fleurs aux délicats pétales blancs. Les tiges d’un vert vif portaient, en outre, des feuilles luisantes et des boutons. Le squelette, incrédule, ne put écarquiller les yeux… faute d’en avoir. Il resta sans voix, les bras ballants et laissa la mortelle s’enfoncer dans la cité.

Bien plus loin, dans une rue sordide et torturée bordée de maisons fantomatiques, un vampire à la peau livide et aux yeux injectés de sang se retourna brusquement. Il s’en voulait d’être en retard. Il n’était pas décent pour un noble tel que lui de ne pas être à l’heure à la convocation du sultan. Il avait passé sa plus belle robe, celle qui, bien que rapiécée et au trois-quarts dévorée par les vers, était garnie de toute une panoplie de pierres d’onyx. Et il avait pris sa canne, ornée d’un crâne de gobelin, celle qu’il ne sortait que pour les occasions exceptionnelles. Il observa, avec un sourire narquois, la mortelle qui venait à sa rencontre. Que diable, faisait-elle là ? Une nouvelle facétie du sultan ? Un de ces fameux caprices de la sultane ? Ne disait-on pas qu’elle se faisait servir par une vivante ? Quelle infamie !

Se plaçant au milieu de la rue et frappant le sol de sa canne d’un geste sec, il barra le passage à la nouvelle venue.

– Qui foule ainsi le sol de Shaïwar ? Qui marche impunément dans cette rue qui est mon domaine ? entonna-t-il de sa voix sépulcrale.

– Je viens porter un présent au sultan et à la sultane.

Le visage radieux de la jeune femme et ses yeux si clairs incommodaient la créature de la nuit. Le vampire détourna les yeux puis se ressaisit. Comment ? Allait-il céder ? Lui, qui d’un simple regard, pouvait subjuguer les mortels ! Il dévisagea la jeune femme d’un air courroucé.

– Un présent ? se moqua-t-il.

La jeune femme dévoila à nouveau ses fleurs.

– Je porte un bouquet de fleurs de jasmin pour l’union du sultan et de la sultane.

Le vampire observa le bouquet avec un scepticisme certain.

– Elles ont traversé les sept mers et les sept continents pour venir jusqu’ici. C’est un cadeau royal, à la mesure des souverains de Shaïwar.

Le mort-vivant considéra la vivante avec amusement. Comment pouvait-elle être aussi naïve ! Un présent… Assurément ! Et de choix ! Il se demanda qui pouvait bien avoir fait une si délicieuse offrande au sultan. Elle l’ignorait probablement. Il la laissa poursuivre son chemin, en se promettant bien de participer au festin que le nécromancien ne manquerait pas d’offrir lorsqu’il aurait reçu son don !

Sans un bruissement, sans déranger le moindre caillou, la jeune femme se fraya un passage jusqu’au palais de marbre aux treize minarets, celui que depuis des temps immémoriaux les nécromanciens s’étaient attribués. Ses tours noires raffinées et ses nombreuses fenêtres fermées de moucharabieh d’ébène et d’or en faisaient l’édifice le plus somptueux de Shaïwar et ne cédait par sa stature qu’à la pyramide antique du roi Zargon XI d’Ur, maintenant dévolue aux cérémonies et à l’adoration d’Oomphar. La jeune femme toqua doucement à la porte à l’aide du heurtoir que tenait dans sa gueule la face tordue d’un sheïtan infernal, une décoration de bronze appréciée des sorciers parses. Le claquement sec parcourut les grands halls vides, se réfléchit sur les colonnes imposantes, résonna dans des salles emplies de morts et vint tinter jusqu’aux os du roi. Bien qu’assigné à une mission impérieuse, bien qu’ayant une foule de serviteurs sous ses ordres, bien qu’il fût indigne pour lui de s’adonner à une tâche aussi subalterne que d’aller ouvrir une porte, il ne put résister à la curiosité. C’était tellement inhabituel. Qui prenait encore la peine de toquer à l’entrée du palais, alors que les portes fantômes s’ouvraient d’elles-mêmes lorsqu’un visiteur se présentait ? Comment ce son frêle et discret avait-il pu se frayer un passage jusqu’à lui ? Le vieux roi d’Ur fit une révérence à la sultane, sa maîtresse, obtint qu’elle le congédie, et se rendit jusqu’au seuil du palais. La jeune femme l’y attendait.

– Que viens-tu faire aux portes du palais du sultan de Shaïwar ? Qui es-tu pour oser importuner la sultane le jour où elle va s’unir devant les dieux à Glazom-el-daar ?

– Ne me reconnais-tu pas, Zargon ? répondit-elle en retirant complètement sa cape.

Le vieux squelette chargé de bijoux poussiéreux et de lambeaux de vêtements royaux embrassa la jeune femme du regard. Comme sa sultane, elle brillait d’une beauté interdite aux morts-vivants. Ses formes souples cachées dans son sarouel et son haut de danseuse respiraient la vie. Et comment ne pas reconnaître ses yeux étincelants ? Ils avaient perdu l’éclat maléfique qu’il leur avait connu, mais n’en scintillaient pas moins.

– Nedjma ! articula-t-il de sa voix caverneuse. Mais tu es… Le sultan a dit que…

– Ne suis-je pas là devant toi, Zargon ?

L’antique roi la regarda, interdit. Une lumière blanche auréolait Nedjma, elle illuminait les ténèbres de sa vie et de sa douceur. Les orbites vides du roi Zargon n’avaient plus vu un tel spectacle depuis des siècles. Il se sentit soudain vieux. Vieux, las et fatigué, croûlant sous le poids d’années indues.

– Je suis venue porter un présent pour le sultan et la sultane, je ne suis pas venue te délivrer Zargon. Seule ta maîtresse pourra le faire. Je suis venue porter sept fleurs de jasmin. Elles ont fait sept fois le tour du monde à travers les sept continents et les sept mers.